03/12 ▒ LIRE ▒ "Éviter le misérabilisme, le romantisme ou le folklore".
Ils s'appellent Anthony, Océane, Teddy, Morgane ou Alexandra.
Ils ont entre 15 et 25 ans.
Ils commencent à peine à déployer leur existence d'adulte.
Formation, travail, loisirs, liens amicaux, amoureux et familiaux.
Ils vivent sur ce territoire de la Charente, qui les a vu naître et qu'ils n'ont jamais quitté.
Cédric Calandraud, originaire de ce même département, a voulu les rencontrer, les comprendre et les photographier.
Pour tenter de montrer, dans un travail de sociologie visuelle, la diversité d'une jeunesse rurale.
Il a décidé de montrer son travail dans "Le reste du monde n'existe pas".
C'est le fruit d'une enquête photographique menée entre 2019 et 2024 avec ces jeunes Charentais.
Il explique sa démarche.
Extraits.
"Comme pour tous mes projets, la collaboration a été au cœur de ce travail. Dès qu'ils ont su que je cherchais à les photographier, des jeunes du coin m'ont contacté sur les réseaux sociaux pour savoir si c'était gratuit, ça l'était évidemment, et pour me demander des images avec leur moto, avec leurs copains, copines, avec leur famille. Ça me mettait un peu dans une position de photographe public et c'était très confortable, puisque la démarche venait d'eux. Ça me permettait d'enclencher une conversation sur la manière dont ils avaient envie d'être représentés. On discutait de l'endroit où ils voulaient être photographiés, de la posture et parfois même des vêtements qu'ils allaient porter. On a travaillé dans une forme d'échange. Ils ont pu partager des images sur les réseaux sociaux assez rapidement après la séance et moi j'avais la photo que je pouvais utiliser pour mon projet".
"J'ai aussi mis en place des ateliers photo dans les centres sociaux et les missions locales. Je voulais trouver une manière d'intéresser les jeunes et de les engager dans un processus de sociabilisation avec d'autres jeunes. Je proposais parfois de travailler sur l'estime de soi, en travaillant la technique du portrait".
"Souvent, ils me disaient qu'ils n'étaient pas photogéniques, qu'ils se trouvaient moches sur les photos. Donc, on essayait de faire des images grâce auxquelles ils pouvaient regagner confiance en eux. Et souvent, ils disaient : celle-ci est pas si mal en fait. C'était une sorte de première victoire et de réconciliation avec leur image. Je leur donnais aussi parfois l'appareil photo pour leur permettre de faire leurs propres photos".
"Ce que je voulais avant tout, c'est éviter le misérabilisme, le romantisme ou le folklore dans la représentation que je donnerai de cette jeunesse. Je voulais rendre des images justes de ce monde. Qu'elles leur ressemblent. C'est d'ailleurs ce que certains ont dit en voyant l'exposition qui a suivi. Pour moi, c'était gagné !".
"Le fait de venir du même territoire qu'eux m'a ouvert des possibilités de contact. Mais, se mettre à la bonne distance avec ces jeunes-là, trouver le bon regard s'est fait grâce à ma formation de sociologie et aux discussions".
"J'ai voulu photographier ceux que j'aurais pu être si j'étais resté sur ce territoire. J'ai grandi autour du village de La Rochefoucauld, dans l'est de la Charente, entre Angoulême et Limoges. C'est une région rurale, très peu touristique. Les quelques industries qui restaient ont fermé pendant mon enfance et mon adolescence. J'en suis parti à l'âge de 18 ans, dans les années 2010".
"Il y a plein de barrières qui font que rester n'est pas toujours un choix. Celui qui reste, souvent, ne peut pas poursuivre ses études, parce que ses parents n'ont pas la possibilité financière de le loger à Bordeaux, à Lyon ou à Paris. Beaucoup de ceux que j'ai rencontrés pour mon travail ont dû choisir une orientation près de chez eux, dans un lycée professionnel ou une Maison familiale rurale, car ils ne pouvaient pas aller plus loin matériellement. C'est une première barrière. Mais, il y a aussi beaucoup d'autocensure dans les territoires. À cause du manque d'estime de soi, cette certitude que certains métiers ne sont pas faits pour eux. Pour peu qu'ils aient reçu les informations d'orientation nécessaires, ce qui est très rare ! Quand j'étais au collège et au lycée, personne ne m'a parlé de Sciences Po et c'est à la fac que j'ai eu connaissance de ce qu'était une classe prépa, des concours pour accéder à certaines écoles. Jusque-là, il n'avait jamais été question de ça pour moi".
"Les distances géographiques et les problèmes de mobilité sont un problème central dans la ruralité. On passe beaucoup de temps dans les transports, quand on est jeune en milieu rural. Pour aller au collège ou au lycée, il faut prendre un bus, parfois un deuxième, et il n'y en a que deux dans la journée. Il ne faut pas les rater. Accéder à certains lieux culturels est très compliqué, quand on n'a ni permis, ni voiture. Cela a fait naître chez moi une grande frustration".
"Lors de mon entrée au lycée, à Angoulême, à une trentaine de kilomètres de mon village, j'ai expérimenté ce que je ne savais pas encore être du mépris de classe. Au contact de ceux de la ville, j'étais le bouseux. Ça a nourri une sorte de honte qui s'est transformée en colère qui m'a donné cette envie de partir. Cette honte a disparu aujourd'hui. Notamment, parce que j'ai compris les notions de déterminismes sociaux, culturels, géographiques grâce à ma formation en sociologie. La honte s'est aussi transformée, grâce à la photographie, en fierté et en désir de revendiquer mon origine".
"On est forcément confronté à une forme de mépris, quand on vient d'un milieu rural. Et on n'en est pas préservé parce qu'on reste sur le territoire. Il descend sur nous par les médias, par exemple. Voyez les termes comme France périphérique ou diagonale du vide, qui sont régulièrement utilisés".
"Ça me heurte cette façon de décrire des territoires comme appartenant à la lisière ou, pire, au néant. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai nommé mon travail, Le reste du monde n'existe pas, car, quand ils sont sur leur territoire, ces jeunes se sentent totalement au centre du monde. Mon cousin l'a, un jour, verbalisé précisément comme ça. J'ai trouvé que c'était joli et que ça faisait sens".
"L'une des premières choses que j'ai observées, quand j'ai commencé ce projet, c'est à quel point les jeunes sont fiers de leur territoire, de leurs origines. Il y a chez eux un sentiment d'appartenance à la fois au territoire, mais aussi à des solidarités amicales, professionnelles, au fait d'être reconnu pour son travail, son investissement, sportif ou associatif, dans le territoire".
"Qu'ils aient choisi de rester ou été poussés à le faire, les jeunes s'inscrivent dans leur territoire pour y vivre en se formant près de chez eux à des métiers qui leur permettront de trouver rapidement du travail : dans le bâtiment, la restauration, l'aide à la personne, le commerce. Ils aspirent à rapidement se poser, une expression qui revient beaucoup. Une envie de stabilité, plus précoce que si on était à la ville, et qui consiste à devenir propriétaire, à trouver un CDI, à s'installer avec son copain, sa copine".
"Ils se retrouvent beaucoup chez les uns et les autres. Ces jeunes que j'ai photographiés sont âgés de 15 à 25 ans. Ils ont donc peu de pouvoir d'achat et fréquentent rarement les bars, parce que ça coûte cher. Ils se créent leur propre lieu de sociabilité. L'été, par exemple, au pied du même arbre au bord de la rivière où ils ont construit une échelle qui leur sert de plongeoir. Les garçons se retrouvent dans un garage qu'ils ont loué pour réparer les motos ou les voitures, faire un petit peu de travail au noir pour arrondir les fins de mois, mais aussi organiser des soirées ou simplement se retrouver en fin de journée".
"Les femmes, en général, sont moins visibles dans l'espace public, mais encore moins en milieu rural, où la réputation est très importante. Je me suis aperçu, au bout d'un an et demi de travail, que j'avais photographié très peu de filles ou toujours des copines, des ex. Je ne les voyais jamais dans leur propre univers. Les filles vont beaucoup plus se réfugier dans les intérieurs. Notamment, parce que traîner dehors est mal vu. Pour les photographier, je les ai donc rencontrées dans les gymnases municipaux, dans les lycées professionnels ou les maisons familiales rurales où elles suivent des formations de service à la personne, d'esthétique, de coiffure ou de restauration collective".
"Il y a aussi les invisibles des invisibles. Ce sont ceux qui ne font pas partie d'une bande de potes, de l'équipe de foot ou du groupe de motards. Je les ai rencontrés dans les centres sociaux, les missions locales. Eux subissent un isolement social qui s'ajoute à l'isolement géographique. Ils restent souvent cloîtrés chez eux, car ils ne peuvent pas financer le permis".
"Ce sont ceux qui sont désignés comme les cassos. Le terme est utilisé par les jeunes du coin pour se distinguer, se rassurer, se dire qu'il y a pire que soi. Mais, en réalité, les cassos n'existent pas. C'est le stigmate qui existe. Ces jeunes, qui sont qualifiés ainsi, cumulent les difficultés : précarité, isolement social et absence de diplôme, qui les empêche de s'insérer sur le marché du travail. Et, bien sûr, une mauvaise réputation qui les met à l'écart du monde comme s'ils étaient grillés".
"C'est un cercle vicieux. Et pour ces jeunes, des structures comme les missions locales, qui subissent aujourd'hui des grosses coupes budgétaires, sont primordiales pour les aider à remonter la pente. Mon prochain travail portera sur eux".

Commentaires
Enregistrer un commentaire