01/09 ▒ CINÉMA ▒ C'est donc çà la justice ? Euh... pas vraiment !
Des plaidoiries flamboyantes, des accusés en larmes, des procureurs sans pitié...
Le cinéma recycle inlassablement les mêmes schémas au sein des tribunaux.
Schémas souvent erronés.
C'est pourquoi la "Mission cinéma" du ministère de la Justice œuvre à un retour au réel.
"Votre cruauté est indigne de la robe que vous portez !
Qu'est-ce que vous dites ?".
Deux hommes se jaugent dans une salle d'audience pleine à craquer.
Soudain, deux coups de marteau claquent.
Le juge vient de trancher.
"Messieurs, il est 19 heures 30. L'audience est suspendue".
Soupirs, murmures, regards noirs.
La tension est à son comble.
Une telle séquence n'existe que dans la fiction.
Elle est extraite du film culte, "La Vérité", d'Henri-Georges Clouzot.
Le réalisateur montre une justice théâtralisée, déconnectée de la réalité des prétoires français.
Car, dans un tribunal, les règles sont bien différentes.
Pas de marteau, pas d'esclandres, pas de duels sous les projecteurs.
Longtemps reléguée hors champ, la justice est de plus en plus présente dans le cinéma depuis quelques années.
De "Saint Omer" à "Anatomie d'une chute", en passant par "Le Procès Goldman", les cinéastes s'attachent à explorer les multiples rouages d'un système complexe.
Avec plus ou moins de rigueur.
Dominik Moll, r&alisateur de "Chambre 112", veut s'inscrire dans cette quête de justesse.
"Dossier 137", son prochain film, s'intéresse aux violences policières perpétrées durant le mouvement des "gilets jaunes".
Pour ancrer son récit dans le réel, il a fait appel à la "Mission cinéma" du ministère de la Justice, qui a autorisé le tournage à Fleury-Mérogis, dans l'Essonne.
En 2024, elle a accompagné 145 projets, dont cinquante fictions tournées dans des lieux de justice.
"Pour aider à une meilleure représentation des métiers de justice" explique Caroline Fenech, responsable de la "Mission cinéma".
"Le Comte de Monte-Cristo", "L'Amour ouf", "La Prisonnière de Bordeaux"...
Autant de productions ayant foulé les couloirs de tribunaux bien réels.
Du palais de justice de Valence à la cour d'appel de Paris.
En parallèle, un comité de lecture composé de magistrats et de greffiers bénévoles propose de passer au crible les scénarios.
"Ils relèvent les approximations, les confusions entre parquet et siège, les ordres de parole inversés, les clichés. Comme le greffier qui sert le café au juge" énonce Caroline Fenech.
Les prisons ne sont pas non plus épargnées par les stéréotypes.
"On y voit encore des cantines, des tuniques orange façon Guantanamo, des surveillants armés. Ce qui est très éloigné du réel. Le travail du comité reste purement consultatif. Les scénaristes gardent leur liberté totale".
Pour améliorer le réalisme judiciaire, la "Mission cinéma" propose aussi des rencontres avec des magistrats et organise des immersions sur le terrain.
"On accompagne les scénaristes dans les tribunaux pour qu'ils s'imprègnent des lieux. Jeanne Herry a mené un travail de fond pour réaliser, Je verrai toujours vos visages. Même exigence du côté de Daniel Auteuil pour Le Fil. Il s'est énormément documenté. Il a assisté à un procès".
Malgré ces avancées, certains stéréotypes persistent.
Régulièrement, films et séries plaquent sur la justice une vision anglo-saxonne.
Jean-Marie Digout, ancien avocat, peut en témoigner.
"J'ai eu tous les jours des clients qui disaient votre honneur au magistrat. Ils étaient certains de bien faire".
"L'américanisation de la justice est le principal cliché qui a longtemps envahi le paysage cinématographique de notre pays" confirme Thibault de Ravel d'Esclapon, enseignant-chercheur en droit.
"Certains imaginent encore le juge comme une figure autoritaire abattant son marteau pour faire taire la salle. Dans la réalité, il se contente de suspendre l'audience pour rétablir le calme, si nécessaire. De même, la présence de jurés dans tous les procès est largement fantasmée. Ils ne siègent qu'en Cour d'assises, pour les affaires criminelles. Il faut se défaire de ces stéréotypes. Mais, c’est dur, car de grands films américains restent des références".
Le malentendu est ancien.
Il s'explique par les racines transatlantiques d'une partie du cinéma français.
L'âge d'or du film de procès hollywoodien, a profondément marqué les esprits.
"On a été biberonné à ces stéréotypes. Aujourd'hui encore, les séries américaines, comme Suits ou La Defense Lincoln, flirtent avec les limites du réel pour maximiser le ressort dramatique" analyse Thibault de Ravel d'Esclapon.
"Le problème est que c'est ce que mes étudiants regardent. Pour 95% des gens, c'est ce qui construit l'image de la justice".
En outre, l'impact de la justice américaine s'accompagne souvent d'une réécriture des rapports de force au sein du tribunal.
Les magistrats sont souvent dilué dans un jeu d'oppositions simplistes.
"On l'a encore vu récemment avec Anatomie d'une chute. Le rôle du méchant est attribué au ministère public, censé représenter les intérêts de la société" ajoute Thibaut de Ravel d'Esclapon.
Jean-Marie Digout y a vu plusieurs erreurs.
"On voit le procureur descendre de son estrade, aller au même niveau que l'accusée, la pointer du doigt. Ça n'existe pas dans une cour d'assises !".
Il évoque aussi la figure de l'avocat de la défense.
"On a droit à l'ancien pénaliste bourru ou au flambeur mondain. On voit l’avocat aller sur les lieux de l'enquête, rencontrer les flics, jouer les détectives. En vrai, la déontologie nous empêche de faire tout ça".
Quant au président de la Cour d'assises, censé mener les débats, il disparaît souvent du champ dans de nombreux films.
Dernier élément à verser au dossier des idées reçues : celui d'une justice française réduite aux Cours d'assises.
"Le prétoire au cinéma, c'est plein d'angles morts. Il passe quasi exclusivement par le prisme du crime" analyse Marie-Odile Diemer, maîtresse de conférences en droit.
"Dans la réalité, le pénal ne représente qu'une infime partie de l'activité judiciaire. En 2021, plus de deux millions de décisions ont été rendues en matière civile et commerciale, contre 800 000 au pénal".
Contentieux familiaux, prud'hommes, litiges de voisinage, dossiers de surendettement...
Ce pan de la justice n'inspire guère les scénaristes.
Il en va de même pour l'instruction, souvent reléguée à des scènes d'autopsies, d'interrogatoires tendus ou de reconstitutions spectaculaires.
Or, la réalité est bien moins dramatique.
"L'instruction, c’est aussi envoyer des courriers, rédiger des procès-verbaux. Il y a un aspect administratif très fort dans le travail judiciaire" conclut Marie-Odile Diemer.
Autant de scènes sans tension dramatique et peu compatibles avec les codes du cinéma.
Cette obsession du pénal produit entretient une méconnaissance des institutions.
Rares sont ceux qui savent qu'on peut passer toute une carrière d'avocat sans plaider une seule fois devant une Cour d'assises.
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